Dans l’atelier de…

Julie Auzillon

Temps de lecture : 5 minutes

L’atelier de Julie déborde de livres et pourtant, on y est loin de l’ambiance feutrée d’une bibliothèque… C’est un grand rayon de soleil qui nous accueille, un sourire jusqu’aux oreilles, une énergie inépuisable, une bonne humeur communicative et une passion chevillée au corps : la reliure. Et pour être plus précis, une reliure de création, artistique, moderne, qu’elle réinvente inlassablement au gré de ses expérimentations techniques. Un métier d’art méconnu mais dont Julie est l’une des fers de lance puisqu’elle remportait en 2015 le Prix de la Jeune Création des Métiers d’Art, décerné par Ateliers d’Arts de France.

 

« J’ai fait mes études à l’école Estienne, qui est traditionnellement l’école des arts du livre et c’est là que j’ai découvert ce métier. Au départ je voulais faire de l’illustration, dessiner, faire quelque chose de graphique… Et finalement, la reliure telle qu’on la pratique dans cette école, c’est de la création contemporaine. L’aspect technique de construire le livre est jumelé avec l’aspect créatif. Ça correspondait bien à mon profil et ça m’a tout de suite plu. J’avais trouvé ma vocation !

Après mon diplôme, j’ai travaillé dans une bibliothèque pour enfants. Ce n’était pas exactement ma passion mais j’étais au contact des livres et c’est moi qui montais les expos donc je bricolais, je travaillais avec mes mains. Comme je n’y travaillais que 20h par semaine, j’ai commencé à me faire une clientèle à côté en reliure, petit à petit, puis de plus en plus, jusqu’à oser ne plus faire que ça. Toujours des petits pas, moi ça me rassure d’avancer comme ça !

Le temps partiel, c’était une bonne façon de se lancer parce que je pouvais me consacrer à ce qui m’animait vraiment. Je n’ai jamais fait de reliure traditionnelle. Depuis que j’ai découvert ce métier jusqu’à maintenant, j’ai toujours pu me consacrer à la reliure de création. Ça pouvait être ma création ou celle des autres puisque je travaillais aussi pour d’autres artistes, des photographes, des illustrateurs, ou même des marques de luxe. »

 

Dès le départ, Julie a partagé en ligne le résultat de son travail, autant pour se faire connaître que pour porter un regard distancié sur ses créations : « Quand j’ai commencé mon activité, je me suis tout de suite créé un site. Même pour moi c’était utile parce que quand je vois mon travail à l’écran, j’arrive à prendre de la distance avec. Quand je finis un livre, je ne sais pas si je l’aime ou pas. Là, je le prends en photo, je le mets en ligne et ça y est, il y a la distance et j’arrive à juger mon travail. Donc très tôt j’ai fait ce site et je l’ai alimenté… et la magie d’internet fait qu’on m’a trouvée puis ça a fonctionné avec le bouche à oreille. Avec le Prix de la Jeune Création des Métiers d’Art, j’ai encore beaucoup gagné en visibilité. Il y a eu des articles, des interviews, c’était une belle expérience. On est très peu en France à faire de la reliure contemporaine, à en faire un métier à temps plein. Donc le succès, c’est en partie de la chance, mais de la chance qu’on provoque avec du travail et avec de l’audace. »

Un succès qui peut provoquer des vocations ? « Il y a beaucoup d’engouement autour des métiers d’art en ce moment. Mais concrètement, ça peut vouloir dire passer ses journées toute seule dans sa grotte ! Quand j’ai trouvé cet atelier, on a commencé par le partager à trois et maintenant je suis seule. Plus l’activité prend de l’ampleur et plus tu as besoin de place. Au début j’avais une petite cisaille, puis j’en ai acheté une plus grosse, puis une troisième plus grosse encore. Il y a aussi la grosse presse, d’autres machines et il faut aussi du stockage pour les livres puisqu’il y a toujours plein de projets en même temps. Donc tout ça prend beaucoup de place ! Avant, je faisais tout depuis ma chambre. L’atelier c’est un luxe parce que tu n’as pas besoin de ranger quand tu as fini, tu peux aussi recevoir les clients. »

 

Quand Julie nous a demandé ce qu’on avait envie de photographier, on lui a naïvement répondu : TOUT ! Mais nous étions loin de mesurer la complexité et l’extrême minutie que requiert son métier… « Des étapes de réalisation, il y en a beaucoup, une trentaine ! Et ça peut prendre jusqu’à un mois pour terminer un livre. Aujourd’hui j’ai prévu de vous en montrer deux : la coloration du cuir et un travail sur le dos ».

Première étape donc, une grande table sur laquelle sont entreposés encres et pinceaux. « J’utilise du cuir de veau parce qu’il est perméable, donc on peut le peindre. Ce qui n’est pas le cas de tous les cuirs. Il faut y revenir plusieurs jours d’affilée pour le laisser sécher entre chaque couche. Comme ça, j’arrive à créer des effets de transparence, de profondeur. C’est moi qui trouve ce vocabulaire graphique qui me correspond. Normalement, ce sont des peintures qui servent à réaliser des aplats. Mais moi j’aime bien voir comment ça réagit avec la matière, j’aime bien tirer parti de ça. Voir comment les encres réagissent et essayer de les contrôler. »

 

Une exploration permanente à laquelle Julie consacre une grande partie de son énergie, avec une vision à long terme : « Je fais tout le temps des tests, je suis toujours en recherche de matières. J’aime bien être créative au niveau du graphisme bien sûr, mais aussi de la technique. Il y a des façons de faire ancestrales mais ce qui me plaît, c’est d’inventer la mienne. De construire le livre comme et avec ce que j’imagine. Donc j’ai créé mon propre système, avec des tiges, que j’ai mis environ un an à développer. Et avant ça, j’avais reçu une bourse d’un musée belge pour créer encore une autre technique, qui a donné lieu à la sortie d’un livre sur le sujet. Ça prend des années pour développer une technique. Celle que je vais te montrer, c’est donc la mienne et il m’a fallu du temps pour la maîtriser. »

 

C’est au coeur de son processus de création que Julie nous invite ensuite à la suivre : « Tu vas assister à des secrets, des choses que je ne montre pas habituellement ! En regardant, les autres relieurs se diront – Tiens, elle fait ça comme ça, elle ! – C’est un métier méconnu, mais il y a beaucoup d’amateurs qui pratiquent et qui veulent apprendre. On m’a même invité jusqu‘au Brésil pour donner des cours, c’est fou ! »

Coincé dans une presse, un livre nu attend patiemment le travail expert de Julie. « Voilà, donc ici on a le livre qui est simplement cousu pour l’instant. Pour rigidifier la partie qu’on appelle le dos, je vais coller des bandes de papier avant de la recouvrir. C’est une zone de fragilité puisqu’elle est en tension à chaque fois qu’on ouvre le livre. Je vais répéter cette opération 7 ou 8 fois, donc c’est assez long avec le temps de séchage entre chaque pose. Puis je vais poncer pour gommer les différences de niveaux et que ce soit bien droit avant de coller le cuir dessus. Ensuite, il y a tout le travail des tiges. Il faut bien calculer au millimètre près, prévoir des systèmes de compensation pour que les tubes fixés sous les rubans soient bien alignés et qu’on puisse y faire glisser la tige métallique. »

Lorsque Julie a remporté le Prix de la Jeune Création, elle avait présenté une collection de carnets qui reposait sur l’idée originale de rendre visible ce qui est d’habitude caché dans la reliure. Une idée qui, des années après, semble continuer à guider son travail et être devenu un leitmotiv.

« Ce que j’aime dans cette façon de faire, au-delà de sa solidité, c’est que les éléments constitutifs du livre, les éléments techniques, deviennent un élément graphique qui participe de la composition. C’est aussi une façon de parler de mon métier, en montrant comment les choses sont faites. Les premières techniques de reliures à tiges connues ont 100 ans. Chaque relieur qui voudra se confronter à cette technique aura sa propre version. Celle-ci, c’est la mienne ! »

 

Pour cultiver l’excellence de son savoir-faire, Julie s’efforce de garder la main sur le plus d’éléments possibles : « Les papiers que tu vois là, c’est aussi moi qui les fabrique. J’utilise une fibre japonaise, le Kozo, qui est très blanche naturellement et que j’ai doublé avec une fibre plus foncée. Ça permet de créer des motifs dans la matière, de travailler en finesse. Je laisse tremper la fibre dans l’eau puis je la broie dans un mixeur. Ensuite je verse la pâte à travers un cadre, comme une sorte de tamis pour que l’eau s’écoule. Je verse du blanc sur toute la surface et avec des pipettes, j’essaie de contrôler selon le motif que je veux obtenir. Je propulse l’eau en faisant des mouvements, ce qui repousse la matière et lui donne des formes, des ondulations. Puis j’ajoute une couche de papier plus contrastée pour faire ressortir le motif. Là par exemple je voulais évoquer des vagues, l’écume sur le sable. J’utilise aussi du papier de calligraphie, que je teinte avec des pliures ou des dégradés de couleur. »

 

En observant le résultat des créations de Julie, nous ne pouvions que constater le décalage certain avec les livres de poche qui traînent tout cornés au fond de nos sacs… Alors on n’a pas résisté à l’envie de lui demander qui étaient ses clients : « Des institutions, des collectionneurs,… Les livres que je reçois, ce sont de vrais trésors ! Ce sont des éditions limitées, numérotées, sur des papiers spéciaux. Par exemple en ce moment je travaille sur deux ouvrages qui vont rejoindre les collections de la BNF (Bibliothèque Nationale de France). Donc on ne peut pas se permettre de laisser trainer un café à côté ! Le travail que je réalise, il est pensé pour durer, ce sont des matériaux nobles qui sont censés bien vieillir. Le cuir qu’on trouve aujourd’hui a perdu en qualité, donc ça peut arriver qu’il craque sur les zones de fragilité. Mais ma technique de tiges fait que ça coulisse quand on l’ouvre. Il n’y a pas de tension et donc ça devrait pouvoir durer… pour toujours ! (rires) »

 

Le travail de Julie est si réputé qu’on lui laisse toujours carte blanche dans ses réalisations. « Je n’ai pas de contraintes. Quand on fait appel à moi, c’est toujours parce qu’on connaît mon travail, mon style, ma technique ». Alors comment trouve-t-elle l’inspiration avant de se lancer dans chaque nouveau projet ? « L’idéal c’est de lire le livre. La reliure est une introduction du livre, il doit y avoir un dialogue entre les deux. J’aime bien avoir un style épuré, qui ne soit pas trop figuratif, qu’il y ait une forme d’ambiguïté, quelque chose de suggestif. Pour celui-ci, je voulais par exemple suggérer l’idée d’une forêt parce qu’il s’agit d’une réécriture moderne de l’histoire du Vaillant Petit Tailleur. Sur celui-là, l’histoire se passe en mer donc je me suis inspirée des couleurs qui m’avait marquée pendant un voyage en Guadeloupe. Sur cet autre, je voulais évoquer la ville et les rencontres. Avec des silhouettes qui peuvent représenter les immeubles d’une grande ville. Mais leur forme arrondie peut aussi symboliser des personnages qui se côtoient. »

Des reliures aussi merveilleuses que les histoires qu’elles abritent, c’est tout le talent de Julie.

Découvrez son travail ici.

 

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